Comment la présidence française dissimule un blanchiment politique à l'intérieur du paquet télécom européen

Tout le monde reconnaît que l'Union européenne souffre d'un déficit démocratique qui creuse la fracture entre les institutions européennes et les citoyens. Ce qui est moins connu est que l'une des raisons à cela réside dans le fait que les États membres utilisent souvent l'Union européenne pour perpétrer ce qu'il convient d'appeler un « blanchiment politique ». Le « paquet télécom » donne un parfait exemple d'une telle manœuvre insidieuse, voire la prolonge plus que d'ordinaire. Comment tout cela fonctionne-t-il ?

Un principe fondamental de la démocratie est l'équilibre entre les pouvoirs. Si et quand l'exécutif gouvernemental veut imposer des menaces inacceptables pour les libertés des citoyens, le pouvoir législatif doit être capable de freiner cette tentative et l'autorité judiciaire peut la neutraliser par le respect de droits fondamentaux. Mais les institutions de l'UE offrent aux États membres des moyens de contourner cet équilibre. Les gouvernements sont en effet l'un des législateurs pour le droit de l'UE − et en fait le colégislateur le plus puissant par rapport au Parlement européen. Ainsi, lorsque qu'un État membre sent qu'une loi pourrait être bloquée par son parlement national, il n'a qu'à enfiler sa casquette de législateur de l'UE et passer la loi au niveau européen, puis revenir dans son pays en déclarant que l'UE ne lui laisse pas d'autre choix que de la transposer au niveau national1

Dès son arrivée à la présidence française, Nicolas Sarkozy a développé une obsession : combattre le partage de fichiers sur Internet en coupant l'accès des présumés coupables d'infractions, après qu'ils ont été avertis par deux fois − ce que l'on appelle la « riposte graduée ». Ce projet a soulevé une forte opposition allant d'autorités administratives telles que la CNIL2 − l'instance française de protection des données personnelles − ou le Conseil d'État − qui est chargé d'examiner la constitutionnalité des projets de loi − jusqu'aux fournisseurs d'accès Internet ou aux internautes. Le blanchiment politique fut donc appliqué comme décrit précédemment.

Des amendements cavaliers furent introduits subrepticement dans le « paquet télécom »3, un ensemble de directives européennes sur la réforme du cadre règlementaire de l'UE pour les réseaux et services de communications électroniques, en discussion au Parlement européen. Grâce à la mobilisation des citoyens européens, les dispositions menaçant la « neutralité du Net », affaiblissant la protection des données personnelles et de la vie privée, ou échafaudant les fondations de la riposte graduée ont été mises au grand jour4, confirmées par une analyse approfondie du Contrôleur européen de la protection des données (CEPD)5. Malgré qu'elles soient toujours présentes dans le texte voté par le Parlement européen en première lecture, ces menaces ont été circonscrites6 et même quasiment annihilées par l'amendement 1387, soutenu par une écrasante majorité dépassant les clivages partisans − 88% des euro-députés8.

En outre, la riposte graduée est intrinsèquement conçue pour laver plus blanc que blanc. Pour être efficace, les mesures accusatoires et punitives doivent en effet contourner l'autorité judiciaire. Le projet de loi français en fait clairement la démonstration, en mettant en place une nouvelle autorité administrative, ne laissant aux internautes sanctionnés que peu d'occasions de faire appel devant un tribunal − en tout état de cause, une fois que leur accès Internet a été coupé. À l'opposé, le fond de l'amendement 138 est simplement de rappeler le droit à un procès équitable.

Dès lors, le blanchiment politique se devait de passer à la vitesse supérieure. En plein milieu de la crise financière d'octobre, Nicolas Sarkozy a pris le temps d'écrire et d'interpeler le président de la Commission europénne, José Manuel Barroso, pour lui demander de retirer l'amendement 138 du texte sur lequel le Conseil de l'UE devait désormais trouver un accord9. Barroso a décliné cette requête10 au motif que cela irait à l'encontre de la procédure de codécision, dans laquelle la Commission n'a pas à intervenir à ce stade. La Commission devant être prochainement renouvelée, les commissaires désirant conserver leur poste ont besoin de l'approbation du Parlement européen et ne peuvent de toute évidence se permettre d'être accusés de complicité à un blanchiment politique. Ce sont plutôt les ministres des 26 autres États membres que Nicolas Sarkozy doit convaincre.

Pour y parvenir, Nicolas Sarkozy a fait le pari d'accélérer la procédure au parlement français. Il a déclaré la procédure d'urgence, c'est-à-dire que le texte ne sera examiné qu'une seule fois par chaque chambre, sénat et assemblée nationale. Dans la foulée, le sénat a voté presque unanimement la riposte graduée, malgré la timide opposition sur des détails de mise en œuvre de quelques sénateurs de la propre majorité de Nicolas Sarkozy. Mais après l'intervention du gouvernement, tout le monde est rentré dans le rang et a suivi la ministre de la culture, Christine Albanel, ignorant au passage la portée juridique de l'amendement 13811. Pour que la loi française soit définitivement adoptée, il reste encore l'examen du texte par l'assemblée nationale, ce qui n'interviendra pas avant début 2009, officiellement à cause d'un calendrier chargé. Entre temps, encouragé par cette approbation du sénat français, Nicolas Sarkozy espère réunir une majorité qualifiée au Conseil de l'UE afin de rejeter l'amendement 138 et passer les amendements posant les fondations de la riposte graduée. Le blanchiment politique pourra ainsi reprendre son cours.

Et une bonne machine à blanchir doit fonctionner comme une boîte noire. C'est incontestablement le cas au Conseil de l'UE : personne ne sait ce qui se passe durant les négociations. Les documents de travail ne sont pas publics12. On a fait paraître dans les médias des informations contradictoires : tantôt une vingtaine d'États membres serait favorable à l'amendement 13813, tantôt Nicolas Sarkozy aurait une quasi unanimité pour rejeter ce même amendement 13814. Les représentants gouvernementaux prétendent que le paquet télécom ne contient plus de mesures sur le droit d'auteur, alors que les études universitaires démontrent exactement l'inverse. À ce stade, le Conseil de l'UE devrait se prononcer le 27 novembre.

La Quadrature du Net condamne ce blanchiment politique et appelle les citoyens européens à contacter leurs ministres et parlement national afin de les informer et leur demander en toute transparence leur position vis-à-vis des principes démocratiques fondamentaux rappelés par l'amendement 13815.